mercredi 28 mars 2018

L’éducation au cœur du projet néolibéral


Derrière les réformes éducatives au Royaume-Uni et
 aux États-Unis : l’éducation au cœur du projet néolibéral

par David Giband et Nora Nafaa


Depuis la fin des années 1990, de nombreux pays occidentaux, prenant acte des dysfonctionnements de l’école (échecs et inégalités scolaires, faible qualification de la main d’œuvre, etc…) et plus largement de leur système éducatif, ont opéré un tournant au titre de politiques réformatrices visant à mieux adapter l’école et l’ensemble de ses acteurs (élèves, parents, enseignants et administratifs, du primaire à l’université) aux enjeux sociétaux et économiques. À la suite de Tony Blair et de son célèbre discours lors de la campagne électorale de 1997, résumant son programme politique à la formule : « Éducation, éducation, éducation », la question éducative est devenue un enjeu central des politiques publiques.

Dans le cadre d’économies mondialisées, interconnectées et hyper compétitives, l’éducation apparait à la fois comme l’un des moteurs du changement et de l’adaptation à la compétition globale, et comme le socle sur lequel se construisent les sociétés du XXIème siècle dans lesquelles une éducation réformée facilite autant qu’elle encourage les innovations (sociales, technologiques, …), l’adaptabilité, la flexibilité et la performance des individus dans des sociétés complexes. Ces réformes, initiées de façon concomitante au Royaume-Uni et aux États-Unis, modifient radicalement le cadre spatial et temporel dans lequel jusque-là se construisait le processus éducatif. L’éducation ne couvre plus un temps limité de l’individu (celui de sa jeunesse) mais s’inscrit dans un temps long et renouvelé (celui de l’apprentissage tout au long de la vie) et déborde du cadre normé de l’institution scolaire pour « s’ouvrir » à de nouveaux espaces : formations en entreprise, auto-formation par les individus eux-mêmes, dans le cadre associatif, familial, religieux, etc. Ces changements ne sont pas neutres. Tout d’abord, ils induisent l’idée d’une nécessaire dérégulation du système public éducatif, accusé de faillite et donc contraint à la réforme. Faillite souvent entretenue par un sous-investissement chronique, par un soutien tacite aux établissements privés, et par la relégation des plus modestes dans des écoles ghettos. Ce fut le cas de nombreux districts scolaires des grandes villes aux États-Unis (surtout celles peuplées par les minorités noires et hispaniques) où la faillite fut autant financière : incapacité à payer les salaires ou à entretenir les locaux, que pédagogique : échec massif, décrochage scolaire des plus modestes. La remise en cause souvent violente et partagée par de nombreux partis politiques (le New Labour au Royaume Uni, le parti démocrate aux États-Unis) de ce qui est présenté comme « le royaume de l’éducation publique » (image porteuse de nombreux clichés : le service public d’éducation comme une forteresse inattaquable, vieillotte, aux mains d’une aristocratie déconnectée de la société, clichés qui ne sont pas sans rappeler ceux sur le Mammouth) prépare ainsi l’opinion à une salutaire et indispensable réforme d’un système à bout de souffle. Ces réformes ont ensuite pour objectif d’introduire de nouveaux « opérateurs éducatifs » sur la scène scolaire : entreprises privées, fondations caritatives, secteurs associatifs, autant d’acteurs présentés comme plus aptes à offrir un cadre pédagogique innovant et flexible, mieux adapté à une demande supposée diverse, plus réactifs face aux enjeux de la société, davantage ancré dans la réalité du tissu socio-économique local. Le cadre spatial apparaît dès lors comme une contrainte qu’il s’agit d’adapter : carte scolaire, catchment areas et autres districts scolaires ne disparaissent pas mais les anciens périmètres, limites, normes qui les régissaient sont assouplis de façon à permettre davantage de mobilité (sociale, éducative, professionnelle, des parcours, etc…) et de flexibilité. Mobilité qui (comme l’ont montré de nombreuses études) bénéficie surtout aux plus aptes (socialement, culturellement et économiquement) et pénalise encore plus ceux appréciés comme des inaptes (enfants issus de foyers pauvres, à la mobilité scolaire contraintes par de multiples facteurs). À cela s’ajoute une dimension morale renvoyant l’éducation à la question individuelle du choix (le sacro-saint libre choix des familles et des individus inscrit dans un projet éducatif au long cours) que chacun est appelé à faire dans un système présenté comme ouvert (plus de contraintes de la carte scolaire) et offrant une large gamme d’opportunités éducatives.  
Ces réformes ne consistent donc pas seulement à une simple privatisation du système public d’éducation. Comme le montre l’exemple avancé des États-Unis, elles s’inscrivent depuis la réforme de 2002 (No Child Left Behind, traduite « aucun-enfant-laissé-pour-compte », on appréciera l’ironie du nom de cette loi) dans une néo-libéralisation des politiques éducatives se déclinant en plusieurs processus : la dérèglementation, la marchandisation de l’école (diversification et fragmentation de l’offre scolaire, encouragement aux  comportements consuméristes des parents, positionnement des écoles sur un marché compétitif et inégal via des classements ultra médiatisés), la légitimation et la moralisation de ces nouvelles politiques éducatives (notions de liberté, de libre choix et de droits mises en avant, convocation de la globalisation comme argument de réforme, banalisation des outils d’évaluation/sélection), et la privatisation, elle-même se déclinant sous diverses formes. Il existe une contractualisation des services éducatifs publics, fonctionnant selon les agendas politiques des élus locaux (l’éducation ne peut être qu’une affaire articulée au local), et adoptant un modèle entrepreneurial dans les discours et les pratiques (introduction des normes managériales dans l’évaluation permanente des élèves, des enseignants, des établissements, introduction de critères plus ou moins clairs de sélection dans certaines écoles). Cette contractualisation passe également par l’externalisation d’un certain nombre de services scolaires et parascolaires (éditions de programmes, restauration, transports, agences d’intérim pour les enseignants contractuels) impliquant la structuration d’un secteur économique puissant. Enfin, la financiarisation de l’école publique, au travers de la prégnance des questions budgétaires, mais également l’intervention d’acteurs privés gérant des écoles publiques à but lucratif, est révélateur de ce tournant (les Charter Schools). Depuis le début des années 2000, tout un secteur privé de l’éducation s’est construit autour de l’incroyable multiplication des charter schools aux États-Unis. Ces écoles relevant d’opérateurs à but lucratif (entreprises privées, fondations, etc..) ont prospéré au rythme de la fermeture des écoles publiques. Suite à la généralisation des normes d’évaluation contraignantes, les écoles publiques les plus en difficulté (ne répondant pas à des critères de réussites académiques standardisées à l’échelle nationale situées le plus souvent dans les ghettos noirs et hispaniques) sont fermées, les personnels licenciés et des opérateurs privés (les charter schools) invités à reprendre le flambeau d’une école publique en échec. Les charter schools (écoles sous mandat), appartenant à des opérateurs à but lucratif bénéficient des fonds publics pour gérer sur une période donnée un établissement scolaire en fonction de normes managériales perceptibles dans le recrutement des élèves et des enseignants, dans la gestion quotidienne comme dans celle du projet éducatif. Secteur économiquement rentable qui a conduit à l’émergence de grands groupes nationaux qui désormais développent des stratégies de développement, de rachat d’écoles selon la profitabilité supposée des marchés scolaires locaux. Source d’injustice sociale et raciale, ces écoles bénéficient de l’appui des administrations républicaines comme démocrates (celle de B. Obama ne faisant pas exception). La diversification des acteurs de l’éducation, publics et privés, ainsi que des sources de financement (taxes, impôts, philanthropie, entreprises privées, dons défiscalisés), participent de la déstructuration d’un service scolaire public affaibli, notamment dans les grandes villes. Cette privatisation des services publics d’enseignement, primaires et secondaires, va de paire avec une privatisation plus générale de l’ensemble des services publics.
Les réformes que connaissent l’école et l’éducation dans certains pays comme les États-Unis ne se résument toutefois pas à une « banale » privatisation transformant l’éducation en une marchandise. Elles sont plus largement au cœur du projet néolibéral qui fait de l’éducation l’épicentre d’un changement sociétal plus large poussant l’individu même à se réformer, à s’adapter en permanence à une société incertaine, changeante, évaluatrice, compétitive, sélective et morale. Plus qu’une marchandise, ces réformes font de l’éducation (désormais renvoyée à la question du choix individuel réduit à la formule du projet : éducatif, professionnel, etc…), une des bases morales et politiques du processus néolibéral (Harvey, 2014).


Pour plus d’éléments, il est possible de consulter les travaux suivants : 

Giband, D., 2003, « L'école et la métropole américaine à l'épreuve de la gouvernance. Nouvelles minorités, pratiques de l'espace scolaire et fragmentation métropolitaine/New minorities, school practices and metropolitan fragmentation: the American metropolis at the edge of governance », Annales de géographie, pp. 382-401.
Giband, D., 2014, « À l'école du pouvoir Migrants et territoires éducatifs dans les métropoles américaines », Outre-Terre, n°1, pp. 163-178.
Nafaa, N., Giband, D., 2016, « Les villes américaines/Obama et l’école: néolibéralisation et marchandisation des districts scolaires urbains », Urbanités, mis en ligne le 9 novembre 2016.
Nafaa, N., 2016, « Quand l’éducation fait son marché : ségrégation, marchandisation et néolibéralisation. L’exemple de Philadelphie », Géoconfluences, mis en ligne le 15 avril 2016.
Nafaa, N., 2017, « Déclin urbain et néolibéralisation de l’éducation, l’exemple de Pittsburgh aux États-Unis », Belgeo. Revue belge de géographie, [en ligne], n°2-3.

Sur la néolibéralisation de nos sociétés :
·         Harvey D., 1994, Brève Histoire du néolibéralisme, Paris, Les Prairies ordinaires, coll. « Penser/Croiser », 2014, 320 p.

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