Derrière les réformes
éducatives au Royaume-Uni et
aux États-Unis : l’éducation au cœur du projet néolibéral
aux États-Unis : l’éducation au cœur du projet néolibéral
par David Giband et
Nora Nafaa
Depuis la fin des années 1990, de nombreux pays occidentaux,
prenant acte des dysfonctionnements de l’école (échecs et inégalités scolaires,
faible qualification de la main d’œuvre, etc…) et plus largement de leur
système éducatif, ont opéré un tournant au titre de politiques réformatrices
visant à mieux adapter l’école et l’ensemble de ses acteurs (élèves, parents,
enseignants et administratifs, du primaire à l’université) aux enjeux sociétaux
et économiques. À la suite de Tony Blair et de son célèbre discours lors de la campagne
électorale de 1997, résumant son programme politique à la formule :
« Éducation, éducation, éducation »,
la question éducative est devenue un enjeu central des politiques publiques.
Dans le cadre d’économies mondialisées, interconnectées et
hyper compétitives, l’éducation apparait à la fois comme l’un des moteurs du
changement et de l’adaptation à la compétition globale, et comme le socle sur
lequel se construisent les sociétés du XXIème siècle dans lesquelles une
éducation réformée facilite autant qu’elle encourage les innovations (sociales,
technologiques, …), l’adaptabilité, la flexibilité et la performance des
individus dans des sociétés complexes. Ces réformes, initiées de façon
concomitante au Royaume-Uni et aux États-Unis, modifient radicalement le cadre
spatial et temporel dans lequel jusque-là se construisait le processus éducatif.
L’éducation ne couvre plus un temps limité de l’individu (celui de sa jeunesse)
mais s’inscrit dans un temps long et renouvelé (celui de l’apprentissage tout
au long de la vie) et déborde du cadre normé de l’institution scolaire pour
« s’ouvrir » à de nouveaux espaces : formations en entreprise,
auto-formation par les individus eux-mêmes, dans le cadre associatif, familial,
religieux, etc. Ces changements ne sont pas neutres. Tout d’abord, ils
induisent l’idée d’une nécessaire dérégulation du système public éducatif,
accusé de faillite et donc contraint à la réforme. Faillite souvent entretenue
par un sous-investissement chronique, par un soutien tacite aux établissements
privés, et par la relégation des plus modestes dans des écoles ghettos. Ce fut
le cas de nombreux districts scolaires des grandes villes aux États-Unis
(surtout celles peuplées par les minorités noires et hispaniques) où la
faillite fut autant financière : incapacité à payer les salaires ou à
entretenir les locaux, que pédagogique : échec massif, décrochage scolaire
des plus modestes. La remise en cause souvent violente et partagée par de nombreux
partis politiques (le New Labour au Royaume Uni, le parti démocrate aux États-Unis)
de ce qui est présenté comme « le royaume de l’éducation publique »
(image porteuse de nombreux clichés : le service public d’éducation comme
une forteresse inattaquable, vieillotte, aux mains d’une aristocratie
déconnectée de la société, clichés qui ne sont pas sans rappeler ceux sur le Mammouth)
prépare ainsi l’opinion à une salutaire et indispensable réforme d’un système à
bout de souffle. Ces réformes ont ensuite pour objectif d’introduire de
nouveaux « opérateurs éducatifs » sur la scène scolaire :
entreprises privées, fondations caritatives, secteurs associatifs, autant
d’acteurs présentés comme plus aptes à offrir un cadre pédagogique innovant et
flexible, mieux adapté à une demande supposée diverse, plus réactifs face aux
enjeux de la société, davantage ancré dans la réalité du tissu socio-économique
local. Le cadre spatial apparaît dès lors comme une contrainte qu’il s’agit
d’adapter : carte scolaire, catchment
areas et autres districts scolaires ne disparaissent pas mais les anciens
périmètres, limites, normes qui les régissaient sont assouplis de façon à
permettre davantage de mobilité (sociale, éducative, professionnelle, des
parcours, etc…) et de flexibilité. Mobilité qui (comme l’ont montré de
nombreuses études) bénéficie surtout aux plus aptes (socialement,
culturellement et économiquement) et pénalise encore plus ceux appréciés comme
des inaptes (enfants issus de foyers pauvres, à la mobilité scolaire
contraintes par de multiples facteurs). À cela s’ajoute une dimension morale
renvoyant l’éducation à la question individuelle du choix (le sacro-saint libre
choix des familles et des individus inscrit dans un projet éducatif au long
cours) que chacun est appelé à faire dans un système présenté comme ouvert
(plus de contraintes de la carte scolaire) et offrant une large gamme d’opportunités
éducatives.
Ces réformes ne consistent donc pas seulement à une simple
privatisation du système public d’éducation. Comme le montre l’exemple avancé
des États-Unis, elles s’inscrivent depuis la réforme de 2002 (No Child Left Behind, traduite « aucun-enfant-laissé-pour-compte »,
on appréciera l’ironie du nom de cette loi) dans une néo-libéralisation des
politiques éducatives se déclinant en plusieurs processus : la
dérèglementation, la marchandisation de l’école (diversification et
fragmentation de l’offre scolaire, encouragement aux comportements consuméristes des parents,
positionnement des écoles sur un marché compétitif et inégal via des
classements ultra médiatisés), la légitimation et la moralisation de ces
nouvelles politiques éducatives (notions de liberté, de libre choix et de droits
mises en avant, convocation de la globalisation comme argument de réforme,
banalisation des outils d’évaluation/sélection), et la privatisation, elle-même
se déclinant sous diverses formes. Il existe une contractualisation des
services éducatifs publics, fonctionnant selon les agendas politiques des élus
locaux (l’éducation ne peut être qu’une affaire articulée au local), et
adoptant un modèle entrepreneurial dans les discours et les pratiques
(introduction des normes managériales dans l’évaluation permanente des élèves,
des enseignants, des établissements, introduction de critères plus
ou moins clairs de sélection dans certaines écoles). Cette
contractualisation passe également par l’externalisation d’un certain nombre de
services scolaires et parascolaires (éditions de programmes, restauration,
transports, agences d’intérim pour les enseignants contractuels) impliquant la
structuration d’un secteur économique puissant. Enfin, la financiarisation de
l’école publique, au travers de la prégnance des questions budgétaires, mais
également l’intervention d’acteurs privés gérant des écoles publiques à but
lucratif, est révélateur de ce tournant (les Charter Schools). Depuis le début des années 2000, tout un secteur privé
de l’éducation s’est construit autour de l’incroyable multiplication des charter schools aux États-Unis. Ces
écoles relevant d’opérateurs à but lucratif (entreprises privées, fondations,
etc..) ont prospéré au rythme de la fermeture des écoles publiques. Suite à la
généralisation des normes d’évaluation contraignantes, les écoles publiques les
plus en difficulté (ne répondant pas à des critères de réussites académiques
standardisées à l’échelle nationale situées le plus souvent dans les ghettos
noirs et hispaniques) sont fermées, les personnels licenciés et des opérateurs
privés (les charter schools) invités
à reprendre le flambeau d’une école publique en échec. Les charter schools (écoles sous mandat), appartenant à des opérateurs
à but lucratif bénéficient des fonds publics pour gérer sur une période donnée
un établissement scolaire en fonction de normes managériales perceptibles dans
le recrutement des élèves et des enseignants, dans la gestion quotidienne comme
dans celle du projet éducatif. Secteur économiquement rentable qui a conduit à
l’émergence de grands groupes nationaux qui désormais développent des
stratégies de développement, de rachat d’écoles selon la profitabilité supposée
des marchés scolaires locaux. Source d’injustice sociale et raciale, ces écoles
bénéficient de l’appui des administrations républicaines comme démocrates
(celle de B. Obama ne faisant pas exception). La diversification des acteurs de
l’éducation, publics et privés, ainsi que des sources de financement (taxes,
impôts, philanthropie, entreprises privées, dons défiscalisés), participent de
la déstructuration d’un service scolaire public affaibli, notamment dans les grandes
villes. Cette privatisation des services publics d’enseignement, primaires et
secondaires, va de paire avec une privatisation plus générale de l’ensemble des
services publics.
Les réformes que connaissent l’école et l’éducation dans
certains pays comme les États-Unis ne se résument toutefois pas à une
« banale » privatisation transformant l’éducation en une marchandise.
Elles sont plus largement au cœur du projet néolibéral qui fait de l’éducation
l’épicentre d’un changement sociétal plus large poussant l’individu même à se
réformer, à s’adapter en permanence à une société incertaine, changeante,
évaluatrice, compétitive, sélective et morale. Plus qu’une marchandise, ces
réformes font de l’éducation (désormais renvoyée à la question du choix
individuel réduit à la formule du projet : éducatif, professionnel, etc…),
une des bases morales et politiques du processus néolibéral (Harvey, 2014).
Pour plus d’éléments,
il est possible de consulter les travaux suivants :
Giband, D.,
2003, « L'école et la métropole américaine à l'épreuve de la gouvernance.
Nouvelles minorités, pratiques de l'espace scolaire et fragmentation
métropolitaine/New minorities, school practices and metropolitan fragmentation:
the American metropolis at the edge of governance », Annales de
géographie, pp. 382-401.
Giband, D.,
2014, « À l'école du pouvoir Migrants et territoires éducatifs dans les
métropoles américaines », Outre-Terre, n°1, pp. 163-178.
Nafaa, N.,
Giband, D., 2016, « Les villes américaines/Obama et l’école:
néolibéralisation et marchandisation des districts scolaires urbains », Urbanités, mis en ligne le 9 novembre
2016.
Nafaa, N.,
2016, « Quand l’éducation fait son marché : ségrégation, marchandisation
et néolibéralisation. L’exemple de Philadelphie », Géoconfluences,
mis en ligne le 15 avril 2016.
Nafaa, N., 2017,
« Déclin urbain et néolibéralisation de l’éducation, l’exemple de
Pittsburgh aux États-Unis », Belgeo. Revue belge de géographie, [en
ligne], n°2-3.
Sur la
néolibéralisation de nos sociétés :
·
Harvey D., 1994, Brève
Histoire du néolibéralisme, Paris, Les Prairies ordinaires, coll. «
Penser/Croiser », 2014, 320 p.
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